48.
Un événement aussi important que la sacralisation d’un site sur lequel se dresserait un temple des millions d’années s’accompagnait nécessairement d’une grande fête qui s’ajouterait au calendrier rituel des réjouissances en l’honneur des dieux. À la demande du maître d’œuvre, le scribe de la Tombe avait donc accordé aux deux équipes une semaine de congé au cours de laquelle on consommerait le supplément de viande, de légumes, de pâtisseries et de vin livré par le vizir, satisfait du travail de la Place de Vérité.
Le traître ne pouvait pas profiter de cette période de repos pour s’éclipser, car il s’agissait d’une fête de famille qu’aucun habitant du village ne voulait manquer. On fleurissait les maisons, on faisait cuire les aliments, on dressait des tables en plein air, on remplissait les jarres de vin frais et l’on n’oubliait pas de déposer des offrandes sur les autels des ancêtres, associés aux festivités. Les rires des hommes, des femmes et des enfants n’étaient-ils pas la meilleure preuve que l’œuvre se poursuivait ?
Même Noiraud avait conclu une trêve avec les chats. Gavé de viande de bœuf et de légumes frais, le chien n’avait pas envie de se lancer à la poursuite de ces créatures insaisissables, Quant au petit singe vert, il continuait à faire le bonheur des enfants que Paneb avait réunis pour leur enseigner les rudiments de la lutte à poings nus et à l’aide de petits bâtons.
— Tu n’as pas trouvé d’adversaires plus redoutables ? l’invectiva Nakht le Puissant.
— Tu cherches encore la bagarre ?
— Une fête sans concours de lutte n’est pas une fête... Tout le monde sait que nous sommes les plus forts, toi et moi. Alors, on passe directement à la finale, ce soir, à côté de la forge ?
— Ça ne m’intéresse pas.
— Moi, j’y serai. Mais tu as sans doute raison d’hésiter... As-tu enfin compris que tu n’es pas de taille ? La peur est bonne conseillère et, dans certaines circonstances, la lâcheté est la seule solution.
Si Paneb n’avait pas été entouré d’enfants, Nakht ne l’aurait pas insulté plus longtemps.
— Fais quand même attention, recommanda le Puissant l’un de ces bambins pourrait te blesser. Je n’aimerais pas terrasser un adversaire diminué.
Turquoise caressa les cheveux de Paneb qui l’avait aimée comme s’ils s’unissaient pour la première fois.
— Quelle fougue ! Te calmeras-tu un jour ?
— Cesseras-tu un jour d’être aussi belle ?
— Bien sûr... Les années ne m’épargneront pas. Paneb la contempla, nue sur le lit, parfumée, sensuelle comme elle ne l’avait jamais été.
— Tu te trompes, Turquoise. Il y a en toi une beauté particulière que le temps ne saurait user.
— C’est toi qui te trompes, car ce miracle-là ne concerne que la femme sage.
— Mon instinct ne me trompe pas... Et je sais que nos désirs seront toujours aussi intenses.
Le croire amusait la superbe rousse à laquelle son amant donnait autant de plaisir qu’il en recevait. Il se montrait excessif et insupportable, mais si généreux, tellement épris de la vie qu’il faisait bon se brûler à son feu.
— Je vais me battre contre Nakht et lui donner une bonne leçon. Après ça, il me laissera enfin tranquille.
Turquoise cessa de caresser Paneb.
— Tu devrais renoncer à cette empoignade.
— Pourquoi ?
— Elle me fait peur.
— Tu me ressembles, Turquoise, tu n’as peur de rien !
— Accepte mon conseil.
— Si je n’affronte pas Nakht, l’équipe me considérera comme un lâche et je n’y aurai plus ma place. Rassure-toi, le Puissant n’a aucune chance de me vaincre.
Dans la chaleur de la nuit, la fête battait son plein. Assis dans un siège de joncs tressés et retenu par des sangles, le fils de Paneb n’en perdait pas une miette. Ouâbet la Pure avait renoncé à le mettre au lit pour ne pas déclencher une nouvelle série de hurlements.
— Je ne savais pas que tu étais astronome, dit Paneb à Thouty qui avait un peu forcé sur le vin rouge de Khargeh.
— Pour être franc, c’est la femme sage qui m’a appris à observer ce qui vit dans le ciel et à connaître les étoiles « parmi lesquelles il n’y a ni faute ni erreur ». J’ai été nommé au service des heures pour faire commencer les rites au moment juste, observer tous les dix jours le lever héliaque d’un nouveau décan et signaler son influence au maître d’œuvre. La Place de Vérité doit être constamment reliée aux mouvements du ciel pour ne pas perdre sa droiture. Sais-tu que les étoiles impérissables tournent autour d’un centre invisible et que cet ensemble lui-même se meut à cause de la précession de l’axe du monde ? Connaître les mouvements des étoiles et des planètes, comprendre comment elles se déplacent dans le corps immense de la déesse Nout, n’est-ce pas percevoir la manière dont l’architecte de l’univers le façonne à chaque instant ?
Paneb sentit un regard peser sur ses épaules. Il se retourna et vit Claire qui ne participait pas à la beuverie générale mais se dirigeait vers le temple d’Hathor.
— Reste ici, proposa Thouty, le banquet n’est pas terminé.
Le jeune colosse se leva et suivit la femme sage. Il éprouvait un appel irrésistible, comme s’il avait la chance d’ouvrir une porte jusque-là hermétiquement close.
Il n’aperçut pas Ched le Sauveur, adossé à un mur et dont les lèvres s’ornaient d’un léger sourire.
Claire franchit le seuil du temple, traversa la cour à ciel ouvert, pénétra dans la première salle couverte éclairée par des lampes dont les mèches ne fumaient pas et emprunta un escalier étroit aux petites marches qui rendaient l’ascension facile.
Paneb la rejoignit sur le toit du sanctuaire d’où elle contemplait la pleine lune.
— C’est l’univers qui est intelligent précisa-t-elle, c’est lui qui nous crée et nous pense. La vie provient de cet espace sans limites, et nous sommes les enfants des étoiles. Regarde attentivement le soleil de la nuit, l’œil d’Horus que Seth tente vainement de briser en mille morceaux. On croit que la lune va mourir, mais elle renaît pour éclairer les ténèbres. Lorsqu’elle est pleine, elle incarne l’Égypte à l’image du ciel, avec toutes ses provinces, elle est l’œil complet qui permet à Osiris de revenir vivant d’entre les morts. Toi, le peintre, apaise cet œil et reconstitue-le par tes œuvres pour qu’elles deviennent des regards capables d’éclairer notre chemin. À trois reprises, chaque année, Thot retrouve l’œil perdu, le rassemble et le remet à sa place[8], et nous en sommes précisément à cette troisième fois. Désormais, l’amulette que t’a donnée Ched le Sauveur te liera aux dessins gravés dans le ciel et rendra ta main voyante.
Paneb était resté seul sur le toit du temple, baigné par la lumière de la pleine lune, sourd aux bruits des festivités qui montaient du village. Sur le conseil de Claire, il avait exposé son amulette au soleil de la nuit.
En ces instants où la pleine lune de Thot ouvrait son regard de peintre, Paneb ne rêvait plus d’un monde merveilleux ; ce monde-là, il serait capable de l’amener à la réalité. Aux techniques apprises s’ajoutait l’essentiel : une vision intérieure que ses mains sauraient traduire.
Les responsables de cette nouvelle métamorphose, c’étaient la femme sage et Ched le Sauveur.
Lui, le cynique, s’était montré d’une générosité sans égale en offrant à son disciple le signe de puissance qui lui manquait encore, cette modeste amulette dont la femme sage avait révélé la signification.
Elle, la mère spirituelle de la confrérie, venait de lui accorder une nouvelle naissance.
En retournant chez lui à pas lents, il songeait aux centaines de figures qui jailliraient bientôt de ses pinceaux et il avait hâte d’en parler à Ched. Sans doute aurait-il la chance de pouvoir leur donner vie sur les parois d’une tombe royale.
— Tu as oublié notre rendez-vous, Paneb ?
La voix de Nakht le Puissant était aussi avinée qu’agressive.
— Va te coucher, tu es soûl.
— Je tiens mieux la boisson que toi, gamin ! Et j’ai parié un tabouret que je te clouerai les épaules au sol.
Ouâbet la Pure désirait précisément en acquérir un pour poser ses pieds quand elle berçait Aperti. Mais Paneb se souvint de l’avertissement de Turquoise.
— Ne gâchons pas cette fête, Nakht. Je n’ai pas envie de te blesser.
— Tu n’es qu’un lâche... À force de dessiner, tes muscles sont devenus mous. Moi, je suis un tailleur de pierre, pas une femelle !
— Tu es surtout un crétin qui va me faire des excuses.
Le peintre n’eut droit qu’à un éclat de rire grasseyant.
— D’accord, Nakht. Réglons ce différend tout de suite. Près de la forge étaient assis les autres tailleurs de pierre, Casa le Cordage, Féned le Nez et Karo le Bourru, une coupe à la main.
— Enfin, vous voilà ! s’exclama Casa. Nous trois, on sera les juges du combat... À la loyale, hein, et pas de coups bas !
Les paupières des trois artisans avaient tendance à se fermer, mais la première attaque portée par Nakht, sans aucun avertissement, les réveilla.
D’un bond de côté, Paneb esquiva les poings réunis de son adversaire.
— Tu fuis, femelle, tu as peur de moi ! Viens, approche, si tu l’oses !
La masse musculaire de Nakht était impressionnante, mais il manquait de souplesse. Aussi Paneb décida-t-il de le déséquilibrer en se jetant dans ses jambes pour le soulever. Mais ses mains glissèrent sur la peau de son adversaire, et c’est lui qui se retrouva à terre.
Malgré sa promptitude à se dégager, il reçut un violent coup de pied dans les côtes, ponctué d’un éclat de rire.
— Je me suis huilé le corps et tu ne pourras pas m’attraper... Je suis invulnérable, et tu vas souffrir !
Si Nakht avait pu discerner la rage dans les yeux de Paneb, il aurait rompu le combat. Il ne comprit pas comment le bélier qui le percuta en pleine poitrine pouvait être aussi violent. Le tailleur de pierre se retrouva sur le dos, les bras en croix, et Paneb lui plaqua les épaules sur le sol.
— Que le tabouret soit chez moi demain matin, lança le jeune colosse aux spectateurs. Sinon, je démolis la maison de Nakht brique par brique.